Blessures éparses
C'est un matin de mes douze ans. Un grand remue-ménage court à travers la maison, et me tire de mes rêves de petite fille... C'est ma mère qui ouvre des tiroirs, les referme avec rage, passe de pièce en pièce et finit par faire irruption dans ma chambre. Je me camoufle sous mes draps et, de la scène grotesque qui va se dérouler, je n'entends que la voix irritée qui me demande sèchement: "C'est toi qui as pris mes sous-vêtements ?"
C'est la catastrophe. Bien sûr, mère, qui voulez-vous que ce soit ? Hier soir, pendant qu'elle regardait la télévision, j'ai exploré son armoire pour voir si elle n'avait pas quelque chose de nouveau qui me plairait (à cette époque, je n'ai encore rien à moi). Et j'ai succombé au charme d'un soutien-gorge Triumph couleur chair qui me moule agréablement le buste comme aucun autre avant lui. Faute gravissime, je me suis endormie avec.
Je me contorsionne sous les couvertures de longues minutes durant pour défaire l'agrafage. D'une main de noyé, je fais émerger l'objet. Ma mère grogne et le prend avec brusquerie. Elle sort de la pièce en marmonnant je ne sais quoi.
Tout s'est passé trop vite pour que j'aie ressenti la honte, l'humiliation auxquelles j'avais pourtant songé quelques fois, comme un délinquant songe au châtiment. Il est vrai que je n'ai pas été vu. Je ne me suis pas levé avant d'avoir entendu ma mère claquer la porte en allant travailler.
Au lycée, j'ai passé la journée dans l'ombre, à attendre le soir. Et le soir, quand ma mère est revenue de son travail, elle n'a pas dit un mot à ce sujet. Deux jours plus tard, j'avais la certitude qu'il n'en serait jamais plus question, ni à ce moment là, ni plus tard.
Et pourtant, elle sait; elle doit savoir, depuis qu'elle a trouvé, outre ses sousvêtements, des chemisiers et des jupes et même des gaines dans les tiroirs de mon bureau, un jour qu'elle le fouillait, sans doute à la recherche de mon carnet de notes (Je n'avais pas eu le temps de mettre tout cela en sécurité). Ces choses se sont reproduites plusieurs fois. J'ai même le front de lui demander des vieux bas sous prétexte d'essuyer la poussière de mes disques. Elle sait, mais elle pense que je me déguise. Comment pourrait-elle se douter que c'est tout le contraire d'un déguisement ?
Et puis, il n'y a pas que les vêtements: depuis quelque mois, j'ai découvert à la bibliothèque municipale, au rayon des enfants, et dans la collection "Bibliothèque verte", une série qui me passionne: les "Alice". Alice est une grande jeune fille, qui conduit sa propre voiture, a des amies, vit librement, et résout des énigmes, là-bas en Amérique. Je dévore tous les livres les uns après les autres, m'identifiant totalement au personnage. Naturellement, ma mère le remarque et me jette un jour avec aigreur "Tu ne pourrais pas lire autre chose que ces machins d'Alice ?" Elle voudrait peut-être que je m'imagine en d'Artagnan ! Désolée, mais ça ne m'intéresse pas: depuis que je suis toute petite, je jette à la poubelle les armes en plastique, épées ou pistolets que je trouve dans les pochettes surprises des boulangeries. Il est vrai que ces pochettes sont disponibles en version "Fille" ou en version "Garçon" et qu'on m'achète toujours les secondes...
Avant la Bibliothèque Verte, il y a eu la Bibliothèque Rose, et le "Club des cinq". Là encore, j'avais du mal à m'imaginer en François ou en Mick. Le personnage de garçon manqué de Claude m'horripilait: mon genre c'était plutôt la douce Annie, mais celle-ci ne faisait pas grand chose d'intéressant. Avec Alice, j'ai enfin trouvé une héroïne qui me convient, me réalise et me venge du monde. Des années plus tard, il s'en faudra de peu que je n'adopte son prénom en souvenir et en reconnaissance autant que pour sa symbolique qui me semble parfaitement adaptée.
Parmi mes héroïnes préférées, figure aussi en bonne place Mme Peel, de la série télévisée "Chapeau Melon et Bottes de Cuir". Sa distinction, son humour, son charme, son efficacité et son talent sont autant de traits qui me semblent ceux de la femme que nous attendons tous: une femme pleinement équilibrée, loin des pôles gluants de la Mère et de l'Araignée, une femme enfin moderne, enfin majeure sur laquelle on peut enfin compter, avec laquelle on peut enfin partager. Madame Peel prend sa retraite après quelques épisodes, laissant sa place à une gourde sans nom. On ne saurait mieux dire que dans la vie, l'avènement des Mme Peel n'est pas pour demain...
Ah, les tenues de Mme Peel ! Retour aux vêtements: des années plus tard, je fais mes valises pour aller vivre ma vie et mon métier d'informaticienne dans la capitale. Naturellement, j'y ai mis un minimum de mes affaires de fille, y compris bijoux et maquillage... et bien sûr, il faut que cette mère possessive vienne mettre son grain de sel: en mettant par effraction les chemises de son fils dans ma valise, elle n'a pas pu ne pas voir le reste, elle a dû enfin comprendre. Et malgré tout, le silence, toujours... Pas un mot, pas une observation.
Je ne sais si je dois le regretter: cela fait longtemps que je n'ai plus rien à lui dire. Ma mère est une blonde quelconque, hypernerveuse, pénible à vivre, qui a eu beaucoup de chance que mon père l'épouse; le souci de mon éducation s'est borné à m'engueuler copieusement pendant des nuits entières quand j'avais au Lycée des notes inférieures à ses attentes, ce qui arrivait souvent: on ne travaille pas bien, quand on ne sait même pas qui on est. Il est vrai qu'avoir un fils qui n'est pas dans les trois premiers, cela nuisait à son image de marque, et elle me l'a fait payer cher.
Oh, ces nuits de veille forcée, interminables, lancinantes, pendant lesquelles j'essuye alternativement les reproches, les insultes, les "Que vais-je faire de toi?", les "Si ton père vivait encore...", les "Tu es fier de toi?" et les "Toi qui ne sais rien faire!" Ordinairement, le cirque s'achève vers Quatre heures du matin, heure à laquelle la furie me fait boire de force un jus d'orange "pour me faire dormir".
Quand même, pour une adolescente à la dérive, comme je l'étais alors, je ne me suis pas si mal débrouillée: mon métier comprend le juste dosage de technique et d'imagination, d'horaires stricts et de temps libre, pour me maintenir entre tous mes pôles: le masculin, le féminin, le jour, la nuit, la rigueur, la créativité, le cérébral et l'intuitif... Je me sens enfin à peu près à l'équilibre.
Je n'ai jamais été vraiment surprise en fille: certaines fois que je m'étais habillée dans ma chambre pendant la journée, n'y pouvant plus tenir, il m'a suffit de tourner la clef dans la serrure pour barrer le passage à ma mère. Une autre fois, que je croyais la maison totalement endormie, et que je me promenais dans la salle à manger, j'entendis mon frère, qui en réalité travaillait dans sa chambre, en marche dans le couloir vers la salle à manger pour y prendre des affaires de classe. Je n'eus que le temps de me jeter sous la table. Fort heureusement, il retourna dans ses quartiers presque aussitôt après.
On m'a souvent fait des remarques sur mon tempérament, par contre: mon frère, encore lui, m'a dit avec colère et un zeste de mépris, un jour que je refusais de faire je ne sais quoi qui me paraissait dangereux et stupide (et donc parfaitement masculin!), qu'il ignorait "qu'il avait une soeur". "Eh bien si, mon vieux", me dis-je alors intérieurement et presque avec fierté, "tu ne sais même pas à quel point !" Ma grand-tante me reproche un jour mon amour des chats et me demande si je ne pourrais pas m'attacher à des animaux plus masculins, comme par exemple, les chevaux qu'elle héberge dans sa propriété campagnarde. J'aurai pu lui répondre que le cardinal Richelieu faisait autant cas de ses chats que de ses femmes, mais en réalité je me tais et savoure ces remontrances qui me construisent peu à peu.
Au fil des années, je subirai de plus en plus de remarques, de la part d'amis, puis de collègues, qui ne cesseront de me réjouir davantage, et ce d'autant plus que, s'il m'arrive de les provoquer délibérément, je ne manque jamais de les exploiter en en rajoutant s'il le faut. Par exemple, à un collègue qui admire la célérité avec laquelle je tape au clavier de mon ordinateur en me disant que je vais plus vite qu'une dactylo, je rétorque que c'est un héritage d'avant mon changement de sexe. Je deviens très vite championne de ce genre d'humour qui a l'avantage de me stisfaire tout en soulageant mon entourage.
La seule personne dont je n'accepte rien, c'est ma mère; quelquefois, je rêve de revenir chez elle en fille et de lui jeter au visage les tourments que son incompréhension m'a fait endurer. Je voudrais lui hurler: "Regarde moi ! Regarde qui je suis vraiment, toi que cela n'a jamais préoccupé, toi qui ne te souciais que de toi, toi qui veut toujours qu'on te plaigne et qui ne veut aider personne. Regarde moi! Je ne suis pas le fils dont tu as espéré jusqu'au délire faire une copie du père, à la mort de celui-ci: je suis sa fille, sa digne fille, dont il n'a même pas soupçonné l'existence, douce, intelligente et sensible, quand toi tu es bête, folle, hystérique et maniaque.
Tu as tous les défauts des femmes sans en avoir aucune qualité que le genre, alors que pour moi, c'est précisément l'inverse. Pendant des années j'ai dû me taire et ne me confier qu'à moi parce que tu ne m'aurais pas comprise, parce que tu ne voulais pas me comprendre ni me reconnaître, alors que c'était justement là ton rôle, et aujourd'hui je suis suffisamment forte pour te dire que, si tu ne m'acceptes pas telle que je suis maintenant, tu ne me reverras jamais, et que cela n'aura pas d'importance pour moi !"
Je dirais juste: cela n'aurait plus d'importance pour moi; aussi, ce cri, que je préparais depuis si longtemps, ne le pousserai-je jamais devant elle, qui en serait inutilement perturbée. L'essentiel est qu'il ait eu lieu, comme tous les cris de naissance.
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