La fille dans le miroir

par Michèle Anne Roncières

Quatriième Partie

Au bout d'un an loin les uns des autres, la nostalgie semble nous avoir tous gagnés: Martine m'invite, avec d'anciens camarades du Lycée, à la fête d'anniversaire qu'elle donne cet été là pour ses dix-huit ans. Elle m'assure que ma venue lui ferait un grand plaisir. Touché, j'accepte.

Pendant une semaine, nous reformons notre petit groupe, auquel se sont joints des amis des uns et des autres en assez grand nombre; nous sommes une vingtaine qui dormons à quatre ou cinq sur des matelas posés à même le sol, ou sur des lits de camp, ou dans des sacs de couchage, dans les pièces de la maison que les parents de Martine possèdent à la campagne.

Je dors sur l'un des matelas, et je me débrouille toujours pour être à côté de Martine: Quand j'ai de la chance, elle se retourne en dormant et je peux parfois la sentir contre moi. Comme j'ai garde de rester immobile, alors que sa poitrine rejoint mon torse, et comme je voudrais que nos deux corps se fondissent ! Une nuit, ses lèvres se sont même égarées sur mon front; j'ai passé bien des heures à la regarder dormir, superbe, douce et tranquille, innocente, le visage estompé par l'imprécision des rayons de la lune. Moi qui ne dormais pas, je rêvais d'elle, et elle qui dormait ne songeait pas à moi.

Toujours en groupes, nous passons les journées à rire, à nous promener dans les environs; nous prenons nos repas ensemble, nous faisons la vaisselle à deux ou trois, et nous apprenons à danser.

Hélas, ce n'est pas Martine qui m'apprend; ma monitrice ne me plaît pas spécialement, mais enfin, elle ne me déplaît pas non plus, et c'est une sensation fantastique que d'avoir enfin une fille dans les bras. Je sens avec surprise et délices sa chair ferme et souple sous le tissu de sa robe quand je lui prends la taille, et je n'ose pas la tenir trop fermement bien que j'en meure d'envie.

La fête que nous avons connue ensuite fut comme les nombreuses autres qui suivirent: pendant plusieurs années nous nous sommes retrouvés plusieurs fois par an chez les uns ou chez les autres, sous des prétextes divers, anniversaires, examens, fiancailles, mariages, pour nous livrer aux mêmes et ennuyeuses cérémonies. Car tout cela ne tarde pas à m'ennuyer follement.

Gesticuler sur la piste, avec les autres, cela ne m'attire pas, et j'en suis incapable. Mais j'éprouve à fond le plaisir amer d'être délaissé et d'observer méticuleusement ceux qui s'amusent, ou qui le croient. Cloué à ma place des heures durant, je vois les couples qui se font et se défont suivant les danses. Je grave dans ma mémoire les lumières colorées qui traversent la fumée des cigarettes, la musique trop forte et le goût du matin, quand on émerge d'une cave, et que le temps a passé.

Je m'interroge avec désespoir sur ce qui fait que je trouve tellement sans intérêt ce qui fait la joie des autres. Martine danse, évidemment, et, chose étrange, je ne suis pas jaloux, tellement j'ai bien endossé mon personnage de philosophe que tout ceci n'intéresse pas.

Quelquefois, Martine ou une autre, on vient me chercher sans trop savoir pourquoi, par pitié peut-être, ou pour ne pas que j'aie l'air de trop gâcher la fête; une ou deux fois, peut-être, cela a été un vrai plaisir: une fille qui se collait tellement à moi qu'elle m'obligeait presque à reculer perpétuellement, et dont je sentais tous les reliefs avec émotion, et une autre avec laquelle je fus entraîné dans un élan irrésistible. Le reste du temps, il faut réfléchir aux pas, savoir où se frayer un chemin parmi les autres couples... Pourquoi est-ce toujours moi qui suis censé conduire ?

Le plus terrible, c'est ces maudits slows, qui obligent à piétiner bêtement sur place pendant des siècles dans une attitude ridicule et inconfortable. Je me tourne les pouces dans le dos de ma partenaire. Là encore, il y a un rôle qui m'est assigné et que je ne veux pas jouer. Je ne connaîtrai rien d'aussi ennuyeux, jusqu'à devoir faire l'amour à ma première fille, beaucoup, beaucoup années plus tard.

Je hais la danse, qui touche en moi ce qu'il y a de plus secret: d'abord, les filles se font belles, pour danser, elles mettent leurs plus jolies affaires. J'aurais envie de les complimenter sur tout, sur leurs jupes moulantes, leurs corsages décorés, leurs robes pleines de mouvement, leurs bijoux, leur fraîcheur, leur beauté, et je me fais une dure violence pour n'y pas succomber. Ensuite, le parfum de leur peau m'enivre jusqu'à la folie sans que j'en puisse rien dire, et là encore je dois prendre bien soin de ne rien montrer. Enfin, le contact avec leur corps m'est décidément insupportable de douceur et de promesses dont je sais qu'elle ne seront pas tenues. Je me sens piègé, contraint, frustré et malheureux: épris d'absolu, je déteste les symboles, les imitations et les substituts, ce qui est le cas de la danse quant au au sexe.

Il arrive que la fête ait lieu chez moi, à la campagne, comme pour mes anniversaires. Alors, après avoir tout organisé, tout préparé, tout lancé, je disparais. Mes amis sont heureux, je ne peux rien leur apporter de plus; et eux ne peuvent rien pour moi. Dehors, dans le froid et l'obscurité, je regarde les fenêtres éclairées se couvrir de buée, j'écoute les bruits sourds sur lesquels ils trépignent, je sais qu'ils sont là, c'est moi qui les domine.

Si je m'écoutais, je pourrais me maquiller, m'habiller et tourner autour de la maison, incognita, pendant qu'ils s'amusent; si jamais il en sortait, je connais suffisamment les lieux pour disparaître en un rien de temps dans l'ombre du jardin. Pourquoi ne pas me payer ce coup d'audace ?

Ah, le caractère morbide et lancinant de la fête, celle-là même que l'on organise et dont on est exclu... Une fois seulement, j'aurais pu y trouver mon compte: lors d'une énième soirée de Nouvel An, nous sommes censés nous déguiser; deux amis viennent habillés en filles: leurs soeurs leur ont prêté des chemisiers, des jupes écossaises, et les ont maquillés. C'est un insupportable crève-coeur de les voir ainsi, dans ce qui n'est pour eux, qu'un déguisement amusant, et rien d'autre; comme j'aurais été heureuse de pouvoir, moi, me montrer au naturel, moi qui suis déguisée tout le temps !

Mais au fond, je me serais sans doute inutilement trahie: combien parmi mes camarades et mes amis m'auraient comprise et acceptée ensuite ? Non, décidément, pas de vains sacrifices, pas de regrets.

Cette fois-là, très tard dans la nuit, tout le monde est à l'écoute des "histoires salées" qui passent à la télévision. Les filles gloussent en faisant semblant d'être choquées, les garçons rient fort avec un air entendu. Ces comédies des uns et des autres m'écoeurent, d'autant plus qu'ils se mettent à en raconter eux-mêmes de plus belle, pour avoir l'air davantage affranchi. Et, ô déception, Martine, ma Martine se lance dans une histoire ridicule et suprêmement vulgaire de plombier et de compteur dont je ne comprends ni ne retiens un mot, tellement j'ai honte pour elle. Les étudiants ont beau se prétendre l'élite intellectuelle et cultivée, ils sont tout aussi conventionnels et communs que les reste des hommes, y compris sur la sexualité.

Non, décidément, mon lot, c'est le silence. Que fais-je au milieu de ces porcs, de ces truies, qui peuvent se métamorphoser en loups et en hyènes ? Trouverai-je jamais sur mon chemin une seule âme délicate ? Où est-celle qui saurait me comprendre, et dont j'évoquais l'existence comme mon voeu le plus cher dès mes sept ans, devant un médecin venu dans mon école primaire faire une enquête sur les enfants intelligents, au nombre des quels on avait bien voulu me compter ?

La dernière soirée de ce genre à laquelle j'assistai fut celle où Martine m'ignora superbement, pour mieux semer le chagrin dans mon coeur ravagé

Je la revois encore m'éviter avec précaution, prendre grand soin de participer aux conversations dont je n'étais pas, et ne pas risquer une danse qui eut pu s'achever devant moi. Tout cela parce que, je le sais aujourd'hui, j'aurais dû l'entreprendre, le jour où elle nous conduisit, seuls tous les deux, à la campagne sous un prétexte futile, et que, une fois de plus, n'ayant rien compris sur le champ, je ne fis aucun des gestes qu'elle attendait. Que voulait-elle donc ? Que je la viole ?

Pris dans le double chagrin de ne devoir plus considérer Martine que comme une garce ordinaire, et d'avoir manqué la si douce occasion que mon coeur attendait, je ne savais que faire. L'attitude de Martine me permit de trancher: écoeuré, je quittai l'assistance en douce une heure après mon arrivée.Dès lors, je ne répondis plus à personne de ceux qui m'avaient connu jusque là. Un an après, j'avais déménagé, changé de région, pris un métier, et je ne revis jamais aucun de mes tristes co-fêtards.

(Fin de la quatrième partie)

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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